La composition d’un peuple européen

Thomas Andreu, doctorant CDRE, Université de Pau et des pays de l’Adour

Si la concrétisation[1] de l’idée encore « inachevée »[2] d’un peuple européen est possible, il n’en demeure pas moins que l’homogénéité de ce potentiel peuple européen ne pourra nullement se rapprocher de celle que connaissent aujourd’hui les peuples des États membres de l’Union européenne. Eu égard à l’importante histoire de ces derniers, « la société européenne ‘‘concrète », ‘‘empirique », est et restera hétérogène et l’identité collective européenne ne peut être pensée comme la réduction progressive de cette homogénéité mais, au contraire, comme l’articulation constitutionnellement construite des différences européennes »[3]. Autrement dit, il apparaît qu’un peuple européen, à supposer qu’il émerge, sera « nécessairement un peuple composite, un peuple constitué de peuples »[4].

Ce caractère « hétérogène » ou « composite » pourrait représenter un obstacle à l’idée d’un peuple européen, la notion même de peuple supposant un certain degré d’unité[5]. Pour autant, il semble que l’unité nécessaire d’un peuple ne s’oppose en aucun cas à une reconnaissance d’une certaine diversité inhérente à toute collectivité de citoyens qui, s’ils apparaissent unifiés, ne sont pas identiques.

En effet, la diversité au sein d’un peuple est prise en compte et admise par le droit constitutionnel. Le peuple, « collectivité unifiée et homogène de citoyens », correspond à la nation, les deux termes étant synonymes [6]. Or, ainsi que l’a démontré Stéphane Pierré-Caps dans sa thèse, « les peuples sont reconnus juridiquement, s’il y a lieu, comme la traduction de la diversité des composantes de l’unique nation »[7]. En ce sens, il semble possible de distinguer la notion de « peuple » au singulier, traduisant l’unité d’une collectivité de citoyens et synonyme de nation, et celle de « peuples » au pluriel, reconnaissant la diversité inhérente à une collectivité de citoyens qui demeurent intrinsèquement uniques et différents. Un peuple peut alors être composé de différents peuples.

Un bref détour par la lecture de quelques textes constitutionnels étrangers abonde en ce sens. L’article 3 de la Constitution bolivienne du 7 février 2009 proclame par exemple que « la nation bolivienne est formée par tous les Boliviens, les nations et peuples indigènes, et les communautés interculturelles et afro-boliviennes qui constituent ensemble le peuple bolivien »[8]. Et l’article 5 poursuit en dressant une liste exhaustive des 36 « nations et peuple » formant la nation bolivienne[9]. Plus proche de nous, s’il ne rentre pas plus en détail de la composition de la nation, le préambule de la Constitution espagnole évoque tout de même une « Nation espagnole, désireuse de [ … ] protéger tous les Espagnols et les peuples d’Espagne »[10].

On pourrait objecter à cela le cas de la France. Il est vrai que « le droit français s’est construit en écartant le Breton, le Basque … et en écartant les identités pré nationales »[11]. Et il est également vrai que cette réalité historique a longtemps perduré, le Conseil constitutionnel ayant bel et bien considéré que « la mention faite par le législateur du « peuple corse, composante du peuple français » est contraire à la Constitution, laquelle ne connaît que le peuple français, composé de tous les citoyens français sans distinction d’origine, de race ou de religion »[12]. Cependant, le juge constitutionnel français reconnait dans la même décision que « la Constitution de 1958 distingue le peuple français des peuples d’outre-mer auxquels est reconnu le droit à la libre détermination »[13]. Cette incohérence sera corrigée par la suite par le Constituant. Ce dernier précisera en 2003 que « la République reconnaît, au sein du peuple français, les populations d’outre-mer »[14]. Et il semble que la substitution du terme « peuples » par celle de « populations » importe peu[15]. Il apparaît en effet que ce soit l’usage du singulier et du pluriel qui distingue le « peuple français » des « peuples » ou « populations » d’outre-mer. L’élément déterminant de cette nouvelle rédaction réside donc dans l’inclusion des « peuples » ou « populations » d’outre-mer au sein du peuple français, et non plus leur séparation ou leur distinction. Ce faisant, « les populations d’outre-mer sont reconnues comme faisant partie du peuple français dont l’unité est ainsi préservée »[16], confirmant ainsi que la prise en compte et la reconnaissance de la diversité inhérente à un peuple ne s’oppose pas à son unité dès lors qu’elles s’effectuent précisément dans le cadre de ce peuple[17]. Le Conseil constitutionnel lui-même « confirme[ra] que la consécration constitutionnelle des « populations d’outre-mer » est pleinement compatible avec le principe d’unicité du peuple français »[18].

Ces quelques éléments font ainsi écho à l’essai de Florence Chaltiel sur la Naissance du peuple européen au sein duquel l’auteure soutenait que « rien n’interdit […] de penser la naissance d’un peuple européen, un peuple composé de plusieurs peuples »[19]. Le droit constitutionnel admet en effet, bon gré mal gré selon les États, la prise en compte d’une certaine diversité au sein d’un peuple unifié.

Un peuple européen « composé de plusieurs peuples » correspondrait par ailleurs avec une particulière acuité à la devise de l’Union européenne : « Unie dans la diversité ».


[1] Ce billet complète notre précédent billet sur « La concrétisation d’un peuple européen ». Il reprend et développe à cet effet des éléments d’un article intitulé « De l’absence de contradiction entre souveraineté européenne et souveraineté nationale », Rev. UE, 2024, p. 327

[2] F. CHALTIEL, « De l’Assemblée au législateur : le Parlement européen est-il le représentant d’un peuple

européen ? », in Réalisations et défis de l’Union européenne. Droit – politique – économie. Mélanges en hommage

à Panayotis Soldatos, Bruylant, 2012, p. 41-47 (Didier BLANC évoque en ce sens une « perspective repoussée »,

in  « À la recherche de la légitimité démocratique de l’Union européenne : entre parlementarisation avancée et

citoyenneté inachevée (1972-2022) » in C. BLUMANN, F. PICOD (dir.) Annuaire de droit de l’Union européenne

2021, Éditions Panthéon-Assas, 2023, p. 3-44)

[3] D. ROUSSEAU, « Ce que fait l’Europe à la Constitution et… réciproquement ! », in H. GAUDIN, J. ANDRIANTSIMBAZOVINA, C. BLUMANN, F. PICOD (dir.) Annuaire de droit européen, vol. I, Bruylant, 2003, p. 26-39

[4] O. BEAUD, Théorie de la Fédération, PUF, Coll. Léviathan, 2007, p. 340. En ce sens, v. également S. TORCOL, « Penser un pacte de fédération européenne avec les peuples », Rev. UE, 2019, p. 547

[5] V. par ex. T. SCHMITZ, « Le peuple européen et son rôle lors d’un acte constituant dans l’Union européenne », RDP, 2003, p. 1709-1742 et P-Y. MONJAL, « La question de l’unité du peuple européen », Rev. UE, 2016, p. 109

[6] S. PIERRÉ-CAPS, « Les minorités et la notion de représentation », Cahiers du Conseil constitutionnel, n°23, 2008. Pour SIEYÈS, « nation » et « peuple » étaient déjà « synonymes », v. par ex. « Contre la ré-totale », 1791 : « une société politique, un peuple, une nation sont des termes synonymes »

[7] F. BORELLA, « Préface » à S. PIERRÉ-CAPS, Nation et peuples dans les Constitutions modernes, Presses universitaires de Nancy, 1987, p. 11-14

[8] Art. 3 de la Constitution bolivienne du 7 février 2009 : « The Bolivian nation is formed by all Bolivians, the native indigenous nations and peoples, and the inter-cultural and Afro-Bolivian communities that, together, constitute the Bolivian people »

[9] Art. 5 de la Constitution bolivienne du 7 février 2009 : « The official languages of the State are Spanish and all the languages of the rural native indigenous nations and peoples, which are Aymara, Araona, Baure, Bésiro, Canichana, Cavineño, Cayubaba, Chácobo, Chimán, Ese Ejja, Guaraní, Guarasu’we, Guarayu, Itonama, Leco, Machajuyai-kallawaya, Machineri, Maropa, Mojeñotrinitario, Mojeño-ignaciano, Moré, Mosetén, Movima, Pacawara, Puquina, Quechua, Sirionó, Tacana, Tapiete, Toromona, Uruchipaya, Weenhayek, Yaminawa, Yuki, Yuracaré and Zamuco »

[10] Préambule de la Constitution espagnole du 29 décembre 1978 : « La Nation espagnole, désireuse d’établir la justice, la liberté et la sécurité et de promouvoir le bien de tous ceux qui la composent, proclame, en faisant usage de sa souveraineté, sa volonté de : […] Protéger tous les Espagnols et les peuples d’Espagne dans l’exercice des droits de l’homme, de leurs cultures et de leurs traditions, de leurs langues et de leurs institutions »

[11] D. ROUSSEAU, « Rapport de synthèse », in J. ANDRIANTSIMBAZOVINA, C. BLUMANN, H. GAUDIN,

F. PICOD (dir.) Annuaire de droit européen. Vol. VI, Bruylant, 2008, p. 223-228

[12] Cons. const., 9 mai 1991, n° 91-290 DC, Loi portant statut de la collectivité territoriale de Corse, consid. n°13

[13] Ibid., consid. n°12

[14] Art. 72-3 de la Constitution française du 4 octobre 1958 tel que modifié par la Loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008 relative à la modernisation des institutions de la Ve République

[15] V. BERTILE, « La notion de « population d’outre-mer » », in F. MÉLIN-SOUCRAMANIEN (dir.) L’outre-mer français : un modèle pour la République ?, Presses universitaires de Bordeaux, 2008 L’auteure évoque « l’étroite proximité entre ces deux notions »

[16] F. LUCHAIRE, « La France d’outre-mer et la République », RFAP, n°123, 2007, p. 399-407

[17] En ce sens, D. CUSTOS souligne que « la singularité des populations ultra marines à laquelle aboutit l’exclusivité de leur reconnaissance au sein du peuple français reflète l’admission d’une diversité limitée du peuple unifiée » (« « Peuple français » et « populations d’outre-mer » », in J.-Y. FABERON (dir.), L’outre-mer français, la nouvelle donne institutionnelle, La Documentation Française, Coll. Les Etudes de la Documentation Française, 2004)

[18] A. ROUX, « Peuple français et populations d’outre-mer dans la Constitution de 1958 », in Mélanges en l’honneur de Stéphane Pierré-Caps. Constitution, États et peuples, L’Harmattan, Coll. Droit comparé, p. 241-248

[19] F. CHALTIEL, Naissance du peuple européen, Odile Jacob, 2006, p. 166

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