Le terme de souveraineté est de plus en plus utilisé dans le discours public. Est-il possible que l’utilisation accrue de ce terme soit le signe d’un changement d’époque et de bouleversements politiques ? Les interprétations historico-politiques traditionnelles de la souveraineté comportent les mêmes repères :
L’ordre européen après le traité de Westphalie. Il marque le début de la souveraineté territoriale des États européens — maîtres du territoire et du peuple de l’État, détenteurs du pouvoir d’État —.
Le XIXe siècle a été traversé par la tension entre l’idée de la souveraineté du peuple comme fondement et point de départ du pouvoir étatique et la conception de la souveraineté comme ordre public, incarnée par le pouvoir idéalement absolu d’un souverain.
À partir du XXe siècle, l’attribution de la souveraineté concerne également la survie des démocraties qui se défendent contre les impositions de la violence politique.
Enfin, dans la période contemporaine, l’Europe lutte pour la souveraineté afin de légitimer son ordre juridique. Pour cela, elle a besoin de nouveaux modèles de souveraineté. Une souveraineté partagée, postnationale. D’aucuns parlent de souveraineté tardive. Tout cela, sans doute, participe-t-il aussi d’une forme de récit aux fins d’exiger et de justifier une action européenne unifiée.
Dernier point, et non des moindres : sur le plan géopolitique, tout conflit entre États a été mené en invoquant la menace, la défense, ou simplement l’affirmation d’une violation de la souveraineté.
Et aujourd’hui ? Les observateurs politiques parlent d’un monde en ébullition. Beaucoup de choses semblent hors de contrôle. La guerre d’agression russe en Ukraine nous rappelle que la paix et la liberté sont fragiles. Dans la bande de Gaza, une guerre fait rage et place les démocraties occidentales devant un dilemme moral. Le sud mondial réclame la responsabilité de l’Occident dans la protection des Palestiniens. Il s’agit avant tout d’une question de limites de souveraineté, définies par le droit international et les normes internationales. Au-delà des normes, les autocrates proclament toute souveraineté pour eux-mêmes. La Russie veut redevenir grande, la Chine de toute façon et l’Amérique de Trump — probablement avec de graves dommages par rapport à la première tentative — semblent suivre. En conséquence, la démocratie et l’État de droit apparaissent menacés. De plus, il est un fait que la protection du climat, la gestion de la migration, le besoin d’un cadre réglementaire pour la numérisation et l’intelligence artificielle, ainsi que la protection de la paix et des droits de l’homme sont des défis qui dépassent depuis longtemps les États nationaux. Les systèmes sociaux deviennent plus complexes. Si l’on veut encore les piloter efficacement par le biais du droit, il est nécessaire de créer une capacité d’action politique au-delà de l’État.
Le projet « L’Europe Souveraine »
De nombreux éléments indiquent que les périodes de crise entraînent une utilisation accrue de la notion de souveraineté. Tout porte à croire que cette notion peut être le point de départ et d’arrivée de réorganisations politiques — pour le meilleur et pour le pire —. D’ailleurs, la politique se souvient de la valeur d’usage de la souveraineté lorsqu’il s’agit de justifier l’exercice du pouvoir politique.
Carl Schmitt, un stratège si l’on veut dans l’utilisation du concept de souveraineté, précisait déjà dans sa Théologie politique que « De tous les concepts juridiques, le concept de souveraineté est le plus dominé par des intérêts actuels ». La phrase est écrite avec une intention déconstructrice et en même temps apologétique. Il s’agissait de déconstruire un concept normatif de souveraineté en tant que modèle de légitimation de l’État de droit démocratique. L’apologie se référait par la suite à la genèse d’un État autoritaire, fondé sur l’arbitraire d’un chef politique.
Le projet de la « Chaire Internationale l’Europe Souveraine » veut essayer de mettre un peu d’ordre dans le maquis politico-juridique de la souveraineté. Pour ce faire, nous souhaitons mettre en lumière différents niveaux de souveraineté. Il s’agit tout d’abord de savoir ce que nous entendons conceptuellement lorsque nous parlons de « souveraineté ». Que veut dire la politique lorsqu’elle parle de « souveraineté » comme capacité d’action et de contrôle ? La souveraineté est-elle encore un modèle approprié pour décrire les systèmes transnationaux ? Est-elle encore adaptée à notre monde globalisé et, surtout, de plus en plus numérisé ? Où peut-on trouver des exemples de « souveraineté européenne » dans l’Union européenne ? Le cas échéant, faut-il créer ces exemples — peut-être dans l’espace de liberté, de sécurité et de justice, peut-être dans le système du marché intérieur, peut-être dans la politique étrangère et de sécurité commune — ? Et qu’en est-il du lien entre souveraineté, démocratie et État de droit ? Plus fondamentalement encore : où est le « nous » ? Où sommes-nous, nous les citoyens qui incarnons le début, la composante et la fin de l’action souveraine ? Devons-nous finalement, comme certains le pensent, enterrer la notion de souveraineté et la remplacer par quelque chose d’autre ?
Mon hypothèse est qu’une période historique de paix, de liberté et de démocratie pour ceux qui ont eu le privilège de vivre dans les sociétés occidentales, est en train de se terminer et que quelque chose d’autre est en train de commencer. Quelle est cette « autre chose » ? Nous ne le savons pas encore, mais nous pouvons essayer — pour reprendre l’expression de Kant — de nous servir de notre propre raison et d’aspirer à une élucidation critique.
Doutes et espoir : à la recherche de la « souveraineté européenne »
Pour reprendre les termes de Marcel Proust, nous sommes à la recherche de la souveraineté perdue. Dans cette quête, nous sommes confrontés au doute, à la fragmentation et à la division, sans oublier le souci de la démocratie.
Les doutes concernent tout d’abord la notion normative de souveraineté elle-même. Seuls les traditionalistes l’associent encore à la domination de l’État sur le territoire et le peuple de l’État avec les moyens disponibles de la puissance publique. Dans le cas idéal, le droit est le moyen par lequel le souverain exerce le pouvoir étatique tout en le soumettant à des limites normatives — légitimation démocratique et droits fondamentaux —. Mais il est clair, depuis longtemps, que les réalités mondiales ne peuvent plus être contrôlées par les moyens du droit, surtout si l’on a une conception de la souveraineté limitée à l’État-nation. La perte de fonction et de signification de la notion traditionnelle de souveraineté ne semble toutefois que peu se refléter, du moins dans la littérature juridique française.
Ainsi, la légitimité d’une Europe souveraine reste un problème non résolu. L’idée d’une souveraineté partagée semble encore à peine formulée. Il lui manque en outre un ancrage politique efficace dans la pratique. « Pratiquement efficace » doit également signifier « pratiquement limité » par un droit contraignant. Or, c’est justement cette limitation pratique qui fait défaut. Le déficit de souveraineté, tel qu’il est perçu au niveau européen, doit être compensé par une augmentation de la capacité d’action politique. Il n’est pas nécessaire d’être un critique notoire de l’Europe pour voir que l’acceptation de compétences d’action de l’Union européenne manque parfois cruellement de substance juridique. En outre, il apparaît — par exemple dans le compromis sur la migration — que la lutte pour la gestion politique peut se faire au détriment des droits fondamentaux des personnes vulnérables. Sans le respect des principes contraignants du droit qui protègent la liberté, une souveraineté comprise avant tout comme politique s’avère fragile, notamment sur le plan géopolitique. Ainsi, le droit européen en matière d’asile et de migration dépend de la volonté de compromis et de coopération des États autocratiques. La politique se procure les règles dont elle a besoin et qu’elle trouve utiles. Cela marginalise la notion de droit et menace de la vider de son sens.
Si l’on sort le concept de souveraineté partagée de son contexte purement juridique et qu’on l’observe sous un microscope sociopolitique, l’élément de division ressort davantage : division entre « nous » et « les autres » ou entre « l’intérieur et l’extérieur ». Ces divisions nous renseignent sur l’état de la souveraineté. Zygmunt Bauman, entre autres, a souligné que dans le besoin accru de souveraineté face à un monde complexe et globalisé, on constate un retour au « feu tribal » (Zygmunt Bauman, Retrotopia). Celui-ci sépare ceux qui en font partie et ceux qui en sont exclus. Il est à l’origine de la souveraineté de surmonter l’ambivalence de ce qui est étranger et apparemment incontrôlable. Le succès de l’État-nation est aussi un succès de l’exclusion d’autres cultures, d’autres identités, d’autres expériences historiques. Lorsque des mouvements populistes se servent aujourd’hui du concept de souveraineté, c’est dans cette intention restauratrice d’ériger de nouveaux murs. Si l’on veut, l’élément restaurateur de la souveraineté se reflète désormais aussi — de manière dramatique — dans la relation entre l’intérieur et l’extérieur. La guerre d’agression de la Russie et les récits historiques du régime de Poutine visant à la légitimer le montrent : la notion est utilisée en termes de politique de puissance au service d’un schéma « ami/ennemi ». La réaction de la souveraineté restauratrice est d’exclure l’« ennemi » et de justifier politiquement sa destruction par l’absurde.
Et inversement : les démocraties libérales voient leur souveraineté menacée et doivent se remettre en question sur le plan géopolitique. Pour l’Union européenne, cela a impliqué en premier lieu de recourir à des mesures de politique économique afin d’endiguer l’hégémonie potentielle d’une puissance étrangère. A cette fin, elle s’est dotée d’un ensemble de règles pour justifier et appliquer des sanctions contre la Russie. On s’aperçoit de plus en plus que l’Union européenne doit également se donner les moyens juridiques et techniques si elle veut gagner en autonomie stratégique dans sa politique étrangère et de sécurité commune. Or, la politique étrangère et de sécurité commune de l’Union européenne est encore peu juridique, ce qui est peut-être dû à sa nature éminemment politique. Toutefois, les démocraties ne peuvent pas se permettre un tel « vide juridique ». C’est pourquoi, lorsque nous parlons de souveraineté européenne, la défense et la capacité de défense des démocraties européennes seraient le défi qui reste à relever. Il ne s’agit pas seulement d’une question technique — par exemple de dissuasion nucléaire ou de capacités militaires conventionnelles communes — car c’est avant tout son fondement juridique, compris comme une légitimation par la protection de la liberté, qui reste à trouver.
Malgré tout, il peut s’agir d’un commencement, d’un début magique (« Et tout commencement est magique », Hermann Hesse). La souveraineté européenne invoquée ne se limite pas à l’établissement d’une capacité d’action politique, que ce soit dans le domaine de la protection du climat, de la numérisation ou de la garantie de la sécurité extérieure. La défense des démocraties contre l’emprise destructrice des autocrates suppose justement de revenir aux origines de la souveraineté. Ces origines se trouvent dans le « nous » — nous, le peuple européen, nous, les citoyens européens, nous, les créateurs autonomes d’une société civile européenne —. Nous sommes à un carrefour hamiltonien et sommes appelés à choisir entre préserver notre liberté en tant que citoyens souverains dans une République européenne – ou pas du tout.
Stefan Braum
Professor at the Faculty of Law, University of Luxembourg. Holder of the CILES Chair held by the Centre de Documentation et de Recherches européennes (CDRE – UR 3004) de l’Université de Pau et des Pays de l’Adour (UPPA).