Discours introductif de Madame le Professeur Elisabeth Zoller

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Propos introductifs sur la notion de souveraineté

Je voudrais, tout d’abord, remercier les organisateurs et organisatrices de ce Colloque inaugural de la Chaire internationale sur l’Europe souveraine de l’Université de Pau et des pays de l’Adour confiée au Professeur Stefan Braum de m’avoir invitée à une réunion scientifique porteuse de grands espoirs pour l’Europe. Dans un premier temps, leur invitation m’a étonnée car mes compétences en matière de droit européen sont plutôt minces. Mais mon jeune collègue François-Vivien Guiot a dissipé mes interrogations en me donnant le fil rouge qui a guidé leur choix inattendu en me confiant dans son message d’invitation qu’ils souhaitaient ma présence « en raison de votre connaissance de l’histoire constitutionnelle américaine ». C’est un honneur qui exagère beaucoup mes mérites, mais qui pointe sur une vérité dont on n’a peut-être pas mesuré toute l’ampleur. Les transformations de la notion de souveraineté qu’on peut observer au niveau européen comme au niveau national introduisent une manière très américaine de penser la souveraineté qui renouvelle complètement la notion.

En l’espace de quelques années, la notion de souveraineté a subi de profondes transformations qui ébranlent ses deux caractéristiques traditionnelles, la plénitude et l’exclusivité de la compétence de l’État sur son territoire. La souveraineté n’est plus plénière et apparaît de moins en moins exclusive. Elle a éclaté selon les matières qu’elle concerne (souveraineté alimentaire, souveraineté industrielle et numérique) et selon le niveau auquel elle se défend le mieux (souveraineté européenne, Europe souveraine). Le préambule du récent traité d’Aix-la-Chapelle du 22 janvier 2019 entre l’Allemagne et la France appelle les deux pays à coopérer en vue de bâtir une « Europe unie, efficace, souveraine et forte ». Le terme d’« Europe souveraine »  impensable, il y a dix ans, est aujourd’hui sinon admis, du moins admissible. L’idée d’une pluralité des titulaires de la souveraineté est concevable ; elle fait son chemin.  Là gît le grand changement.

Il fut annoncé dans le discours d’Emmanuel Macron à Athènes, le 7 septembre 2017. L’idée centrale qui a retenu toutes les attentions est celle de « souveraineté européenne », mais ce doit être aussi celle qui en découle, l’idée d’une possible coexistence de cette souveraineté européenne avec « les souverainetés nationales qui sont les nôtres », les deux souverainetés étant appelées à exister en même temps. C’est le point décisif. Ignorant purement et simplement l’impossibilité traditionnelle d’un « imperium in imperio », soit, la coexistence de deux souverainetés sur un même territoire, le Président Macron a posé d’office le principe d’une coexistence de la souveraineté européenne et de la souveraineté nationale sur un même territoire, appelant de ses vœux « une souveraineté qui ne soit pas que nationale, mais bien européenne »[1]. C’est la répétition pure et simple du « miracle » qui eut lieu à Philadelphie[2].

Car c’est bien un miracle que la convention de Philadelphie ait abouti et qu’elle ait réussi à produire un texte, une constitution qui rencontra l’assentiment de tous et qui fut adoptée d’un consentement unanime, sans vote. Le 29 juin 1787, lors des jours les plus difficiles quand la convention était sur le point d’échouer, faute de trouver un accord sur la représentation du souverain – qui était souverain, le peuple formant nation, ou la confédération des États ? – Oliver Ellsworth, délégué du Connecticut, mit tout le monde d’accord en affirmant simplement : « Nous sommes pour partie national, pour partie fédéral »[3]. La nation et les États étaient conjointement souverains « en même temps ». La souveraineté était nationale, mais aussi fédérale ; elle était fédérale, tout en étant nationale. La formule trouva sa traduction institutionnelle dans le “Grand compromis” qui postula la possibilité d’une coexistence de la souveraineté du peuple et de la souveraineté des États par la division du Congrès en deux chambres, la chambre des Représentants et le Sénat, la chambre des États.

Lorsque le Président Macron appelle de ses vœux « une souveraineté qui ne soit pas que nationale mais bien européenne », il évoque le critère fondamental du fédéralisme tel qu’il est compris aux États-Unis, la souveraineté divisée entre l’Union et les États. Dans la doctrine, rares sont les auteurs qui s’en sont rendu compte[4].

La souveraineté divisée est le point capital que les Américains ont admis comme une évidence dès l’origine. Ils ont postulé que la souveraineté était divisible, ce que le président de la Cour suprême, John Marshall, a expliqué en ces termes en 1819 : 

« En Amérique, les pouvoirs de souveraineté sont divisés entre le gouvernement de l’Union et ceux des États. Ils sont chacun souverains dans la réalisation des buts qui leurs sont confiés et jamais souverains dans celle des buts confiés à l’autre »[5].

Deux siècles plus tard, le juge Anthony Kennedy l’a dit en des termes encore plus frappants pour les hommes du XXe siècle :

« Les constituants ont brisé l’atome de la souveraineté. Ils ont eu une idée de génie en décidant que nos citoyens auraient deux capacités politiques, l’une fédérale, l’autre d’État, chacune protégée de l’autre contre toute intrusion. Le résultat fut la Constitution qui créa un système juridique comme il n’en avait jamais existé jusque-là par sa forme et sa conception, établissant deux ordres de gouvernement, chacun d’eux ayant des relations qui leur sont propres, particulières et assorties de droits et d’obligations mutuelles avec les citoyens qui le soutiennent et sont gouvernés par lui »[6].

Le principe bien compris, sa mise en œuvre a posé d’immenses difficultés. Tocqueville l’avait prédit en remarquant que, dans un système qui met en présence deux souverainetés, le législateur peut bien faire en sorte de « les enfermer dans des sphères d’action nettement tracées », mais il ne peut empêcher ni « qu’il n’y en ait qu’une, ni qu’elles ne se touchent en quelque endroit »[7]. Or, elles se sont touchées à propos de l’esclavage quand les États du Sud voulaient maintenir la coexistence d’États libres et d’États esclavagistes. La guerre de Sécession marqua la limite de la souveraineté divisée, en l’espèce, le statut civil de l’homme. Après la guerre de Sécession, le pays a reconstitué son unité, mais tout en gardant le principe de la souveraineté divisée. La Cour suprême admet même aujourd’hui la souveraineté des tribus indiennes à côté de celle de l’Union et de celle des États pour leur permettre d’exploiter des casinos, même dans les États qui n’admettent pas les jeux de hasard. Autrement dit, les États-Unis ont dissocié État et souveraineté ; ils ont fait sortir la souveraineté de l’État l’ont mis à sa juste place, là où elle ne peut qu’être, la personne du citoyen.  C’est en cela qu’ils ont brisé l’atome de la souveraineté.

En définitive, la souveraineté aux États-Unis n’appartient ni aux États ni à l’Union, mais au peuple qui choisit d’en faire ce qu’il veut par le pouvoir de suffrage en la découpant comme on découpe un gâteau en tranches. C’est donc la démocratie, la confiance faite au peuple, qui légitime tous les jours la construction fédérale.

Six ans après son discours d’Athènes, le Président Macron a tiré parti des hasards du calendrier qui confia la présidence tournante du Conseil européen à la France en 2023 pour ouvrir le même chemin à l’Union européenne. Il a apporté une réponse aux interrogations que ses propositions d’Athènes, renouvelées dans son discours de La Sorbonne deux mois plus tard, avaient fait naître. À supposer qu’elle existe, à qui cette souveraineté européenne appartient-elle, à l’Union ou aux États ?

Le 11 avril 2023, dans un discours prononcé à La Haye, le Président a répondu :

« Je n’ai jamais oublié que le concept même de souveraineté trouve en partie ses racines aux Pays-Bas. C’est une notion profondément européenne. Il y a 350 ans, à cet endroit précis, dans la ville de La Haye, Baruch Spinoza, l’un des fondateurs de la modernité politique, a écrit dans l’article 17, chapitre 2, de son Traité théologico-politique : « Le droit est défini par le pouvoir de la multitude. C’est ce que l’on appelle la souveraineté »[8].

Dans sa pensée, ce ne sont donc ni les États ni l’Union qui sont titulaires de la souveraineté, mais la multitude des Européens qui peuplent l’Union européenne, la foule des gens ordinaires. On ne peut pas trouver une manière plus américaine de concevoir le pouvoir et l’État. Aux États-Unis, ceux qui forment « the People », c’est la multitude des gens ordinaires sans qu’on exige d’eux qu’ils forment un « démos » ou une « nation ». La question peut avoir son importance pour les rattacher à leur État d’appartenance, mais elle est sans incidence sur leur inclusion dans l’Union.

Attribuer la souveraineté européenne à la multitude, c’est instituer entre cette multitude et l’Union européenne un lien direct qui trouve son expression dans la citoyenneté. Ce lien existe aux États-Unis sous la forme de la citoyenneté fédérale. Il est purement théorique,  dans l’Union européenne, non parce que la citoyenneté européenne n’existe pas, mais parce qu’elle reste sous le contrôle des États[9]. Il tombe sous le sens que la souveraineté européenne ne pourra pas se développer sans une définition par l’Union et ses organes du métier de citoyen européen dans les trois dimensions de sa vie civique, militaire, fiscale et politique.  C’est avec et par ses citoyens que l’Europe deviendra souveraine.

Notes

[1] Discours du Président de la République, Emmanuel Macron, à la Pnyx, Athènes, le jeudi 7 septembre 2017.

[2] Catherine Drinker Bowen, Miracle at Philadelphia; the story of the Constitutional Convention, May to September, 1787, Boston, Little, Brown, 1966, 346 p.

[3] Notes of Debates in the Federal Convention of 1787 reported by James Madison, Bicentennial Edition, New York, W.W. Norton Co., 1996, p. 218.

[4] Parmi les juristes spécialistes de droit européen, il faut citer les professeurs Claude Blumann et Stefan Braum. En 2018, Claude Blumann a clairement vu que les propos du Président Macron impliquaient la  coexistence de deux souverainetés, française et européenne, in « L’Union européenne et le fédéralisme : Espoirs, Occasions manquées, Désillusions », in Charlotte Denizeau, L’idée fédérale européenne à la lumière du droit comparé, Ed. Panthéon-Assas, 2019, p. 41s, 58.  Et, en 2020, sur la quinzaine d’européanistes qui ont participé au colloque organisé par François-Vivien Guiot à Toulouse sur la souveraineté européenne, Stefan Braum est le seul qui ait reconnu franchement et sans arrière-pensées qu’« aujourd’hui en Europe, la souveraineté est divisée », v. sa contribution « Le droit pénal européen : à partir de la fin de la souveraineté », in François-Vivien Guiot (Dir.), La souveraineté européenne, Du discours politique à une réalité juridique ?, Ed Mare et Martin, Coll. Horizons européens, 2022, p. 245s, 247.

[5] McCulloch v. Maryland, 17 U.S. (4 Wheat.) 316, 410 (1819).

[6] U.S. Terms Limits Inc. v. Thornton, 514 U.S. 779 (1995); opinion concordante du juge Kennedy, p. 838.

[7] A. de Tocqueville, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Tome II,  De la démocratie en Amérique, I, I, Chap. 8, p. 186.

[8] Emmanuel Macron, Discours en anglais à l’Institut Nexus, La Haye, 11 avril 2023. Voir aussi B. Spinoza, Traité politique, Chap. II, XVII in Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2022, p. 912. Le décalage entre les deux citations de Spinoza, celle du discours qui renvoie au Traité théologico-politique et celle de la citation extraite du Traité politique, deux œuvres distinctes du philosophe, vient probablement du fait que le texte publié sur le site officiel de l’Elysée est la traduction peut-être trop rapide du discours présidentiel qui fut prononcé en anglais, étant rappelé que seul le prononcé fait foi.

[9] Jean-Paul Jacqué, Droit institutionnel de l’Union européenne, 7e ed., 2012, p. 133s., §§ 200-212.

Madame le Professeur
Elisabeth Zoller

Université Paris II Panthéon-Assas.

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