Thomas ANDREU, doctorant CDRE, Université de Pau et des pays de l’Adour
Si les discours relatifs à l’idée d’une souveraineté européenne demeurent encore excessifs [1], c’est en grande partie du fait de l’absence d’un peuple européen susceptible d’être titulaire de cette souveraineté[2]. Cela étant, les perspectives à ce sujet ont quelque peu évolué[3] et laissent entrevoir la possible concrétisation d’un peuple européen.
Dans les colonnes de la Revue de l’Union européenne, Dominique Rousseau a défendu la thèse de la « construction constitutionnelle du peuple européen »[4]. Pour ce faire, l’auteur avance l’idée selon laquelle « le peuple est une création artificielle, très précisément, il est créé par le droit et plus précisément encore par la Constitution »[5]. Un « moment constituant européen »[6] serait alors susceptible de faire émerger ce peuple européen encore introuvable en le proclamant. Cette thèse intéresse particulièrement la question d’un peuple européen, et ce faisant d’un peuple européen souverain, puisque selon elle « c’est la Constitution qui dit et fait le peuple souverain »[7]. Il serait ainsi permis de penser un « moment constituant européen » à la fin duquel serait proclamé un peuple européen souverain, puisque la Constitution déclare le peuple souverain. Il serait également possible d’imaginer que l’exercice en commun du pouvoir constituant par les peuples européens, dans des modalités qu’il resterait à préciser, permette l’avènement d’un peuple européen souverain, puisque la Constitution « fait le peuple souverain » précisément par le truchement de l’exercice du pouvoir constituant. En effet, si le pouvoir constituant européen ne peut être le fait d’un peuple européen encore introuvable, et ne peut donc être le fait que des peuples européens, il n’en demeure pas moins qu’une Constitution « signe l’unité politique d’un peuple »[8].
De l’aveu même de son auteur, cette thèse dénote de la « représentation chronologique des rapports entre peuples et Constitution »[9] selon laquelle le peuple souverain préexiste à la Constitution et l’adopte. Pourtant, « il y a assurément une part d’exagération »[10] dans cette représentation classique. En effet, « la définition d’un peuple ne se fait ni a priori ni d’une manière abstraite : elle se fait dans le mouvement même d’un peuple »[11]. Ainsi, « le sentiment d’appartenance se construit progressivement »[12]. Il paraît alors possible, voire nécessaire, de considérer que « l’histoire de la formation des États-nations est celle d’un processus continu et souvent conflictuel d’intégration d’individus, de groupes, de communautés au départ étrangers les uns aux autres et qui, par l’action du droit et des institutions juridiques, vont se trouver liés par des questions communes à débattre et à résoudre, par des règles communes, par des services communs qui, à leur tour, vont développer, par-delà les différences maintenues, un sentiment de solidarité qui fait, au sens fort du mot, un peuple politique »[13]. L’exemple de la France en témoigne. En effet, « quand, par exemple, Mirabeau veut décrire l’état de la France à la veille de la révolution, il parle d’une ‘‘myriade de peuples » ; et, après 1789, cette ‘‘myriade » devient, toujours sous la plume de Mirabeau, ‘‘le peuple français ». Entre les deux moments, l’adoption de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui, dès ses premiers mots, nomme les représentants autoconstitués en Assemblée nationale « représentants du peuple français » »[14].
Stéphane Pierré-Caps a abondé en ce sens et a confirmé le rôle du droit – et plus précisément de la Constitution – dans la formation d’un peuple en soulignant que le constitutionnalisme moderne tend à consacrer et à affirmer l’existence d’un peuple, ou d’une nation, étant entendu que ces deux termes sont « synonymes »[15]. Car « moins la nation existe en fait, plus il faut la proclamer en droit »[16]. Toutefois, l’auteur a également rappelé que « cette création n’intervient jamais ex nihilo »[17]. En tout état de cause, aucun texte constitutionnel ne peut créer un peuple, ou une nation, de toutes pièces. Il y a également une certaine exagération dans la thèse de la « construction constitutionnelle du peuple européen ». La construction ou la création constitutionnelle d’un peuple unifié n’est pas sans limites et nécessite une certaine homogénéité de la diversité des peuples amenés à ne former qu’un. Il semble qu’il s’agisse ainsi davantage d’une concrétisation constitutionnelle d’une certaine proximité de peuples, qui in fine ne vont former qu’un seul peuple par l’adoption d’une Constitution, que d’une création ou d’une construction d’un peuple à proprement parler. L’exemple de la situation de la France avant la Révolution paraît par ailleurs abonder dans le sens d’une concrétisation constitutionnelle d’un peuple, davantage que dans celui d’une réelle construction d’un peuple. En effet, si Mirabeau y voyait bel et bien une pluralité de peuples, il n’en demeure pas moins que ces derniers présentaient alors une certaine unité, à défaut d’une unité certaine, du fait notamment de l’essor progressif d’une langue commune. La langue française s’est progressivement imposée comme langue commune, depuis l’ordonnance de Villers-Cotterêts d’août 1539 jusqu’au discours sur l’universalité de la langue française prononcé par Antoine De Rivarol en 1784, c’est-à-dire quelques années seulement avant la Révolution et l’avènement d’un peuple français unifié.
Appliquée à l’échelle européenne, cette idée de concrétisation constitutionnelle d’un peuple nécessite donc une certaine homogénéité de la pluralité des peuples européens en présence, sorte de préalable indispensable à leur unification en un peuple européen souverain. Or, nous pouvons précisément déceler des signes de cette certaine homogénéité[18]. Dominique Rousseau prend comme exemple les élections législatives grecques de 2015, dont l’issue intéressait plus largement l’Union européenne et ses États membres, s’invitant ainsi très largement dans les espaces politiques nationaux[19]. Et cette situation est loin d’être inédite ou isolée. Les péripéties politiques nationales s’invitent, et se sont invitées de tout temps, au sein des différents États membres de l’Union. De plus, de récentes innovations institutionnelles, telles que l’initiative citoyenne européenne ou le droit de pétition, pourraient contribuer à rassembler plus étroitement encore les peuples européens autour de questions communes et ainsi renforcer un peu plus encore leur certaine homogénéité.
Il n’en reste pas moins que même requalifiée en « concrétisation constitutionnelle d’un peuple européen », cette thèse peut être contestée. Bertrand Mathieu a ainsi souligné que « l’idée selon laquelle le Peuple serait produit par le droit et non le droit par le peuple, [ … ] constitue la négation même du principe démocratique, en plaçant les légistes au-dessus du peuple »[20]. Si l’on ne peut qu’adhérer à cette critique, il semble toutefois que l’idée de concrétisation constitutionnelle d’un peuple européen ne tombe pas réellement dans cet écueil. En effet, si elle implique bien que le peuple soit, si ce n’est « produit », du moins concrétisé par le droit, elle nécessite pour ce faire que les peuples européens exercent le pouvoir constituant européen. Autrement dit, l’idée d’une concrétisation d’un peuple européen suppose que les peuples européens émettent la volonté de se trouver liés par un texte constitutionnel européen qui acterait l’existence de ce peuple commun. La politique précéderait ainsi toujours le droit[21], de sorte qu’une telle concrétisation d’un peuple européen s’inscrirait dans le cadre même du principe démocratique.
Cette nécessaire volonté populaire amène cependant à nuancer l’idée de la concrétisation constitutionnelle d’un peuple européen. Elle implique en effet l’assentiment des peuples européens, manifesté par l’exercice du pouvoir constituant européen. Or, ces derniers ne semblent plus émettre le « désir » de poursuivre le processus d’une union sans cesse plus étroite qui guide le projet européen[22]. Les référendums négatifs relatifs au Traité établissant une Constitution pour l’Europe en France et aux Pays-Bas, ou plus récemment le référendum positif sur le retrait du Royaume-Uni de l’Union, ne représentent que les exemples les plus marquants de cette dynamique de désaffection populaire à l’égard de l’Union. Le nombre important de suffrages récoltés par les partis populistes au sein des États membres de l’Union, partis qui ont en commun la volonté de défendre l’ État comme seul cadre d’exercice de la souveraineté populaire, ne constitue qu’un des exemples les plus actuels de ladite dynamique.
L’idée de la concrétisation constitutionnelle du peuple demeure ainsi une hypothèse conditionnée à la volonté des peuples européens, volonté dont on peut douter. Voire dont on ne peut que douter.
[1] Ce billet fait suite à notre premier billet publié sur ce blog et intitulé « La souveraineté européenne, un discours « excessif » ? ». Il reprend et développe à cet effet des éléments d’un article intitulé « De l’absence de contradiction entre souveraineté européenne et souveraineté nationale », Rev. UE, 2024, p. 327
[2] Signe de l’importance de cette question, Florence CHALTIEL a publié, à la suite de sa thèse précurseur identifiant l’émergence d’une souveraineté européenne au sens des prérogatives de souveraineté, un essai sur la Naissance du peuple européen, Odile Jacob, 2006, 240 p. L’auteure lie d’ailleurs ces deux travaux lorsqu’elle évoque l’idée d’une souveraineté européenne (F. CHALTIEL, « De la souveraineté nationale à la souveraineté supranationale ? », LPA, n°138, 2008, p. 73, note n°1)
[3] V. en particulier F. CHALTIEL, Naissance du peuple européen, Odile Jacob, 2006, 230 p., D. ROUSSEAU,
« La construction constitutionnelle du peuple européen », Rev. UE, 2015, p. 456 et plus largement la chronique
« Peuple ou Peuples européen(s) ? », Rev. UE, 2016, p. 109 et p. 436
[4] D. ROUSSEAU, « La construction constitutionnelle du peuple européen », op. cit.
[5] Ibid.
[6] D. ROUSSEAU, « Le Brexit ou le moment constituant européen », Rev. UE, 2016, p. 564 et « Pas de démocratie européenne sans constitution européenne », Rev. UE, 2021, p. 392.
[7] D. ROUSSEAU, « Ce que fait l’Europe à la Constitution et… réciproquement ! », in H. GAUDIN, J. ANDRIANTSIMBAZOVINA, C. BLUMANN, F. PICOD (dir.) Annuaire de droit européen, vol. I, Bruylant, 2003, p. 26-39
[8] G. MARTI, Le pouvoir constituant européen, Bruylant, Coll. Droit de l’Union européenne, Sous-coll. Thèses, 2011, 830 p
[9] D. ROUSSEAU, « Ce que fait l’Europe à la Constitution et… réciproquement ! », op. cit.
[10] E. DUBOUT, Droit constitutionnel de l’Union européenne, Bruylant, Coll. Droit de l’Union européenne, Sous-coll. Manuels, 2e édition, 2023, p. 37
[11] C. CHAUMONT, « Le droit des peuples à témoigner d’eux-mêmes », Annuaire du tiers monde, 1976, p. 15-31
[12] F. CHALTIEL, « La citoyenneté européenne », Cahiers du Conseil constitutionnel, n°23, 2008
[13] D. ROUSSEAU, « Ce que fait l’Europe à la Constitution et… réciproquement ! », op. cit. ( v. également dans le même ouvrage l’étude d’H. GAUDIN, « Autour de la Constitution européenne : contribution à une théorie de l’Union européenne », p. 112-134 : « les peuples des États ne se sont pas construits sans heurts ni hésitations, voire retours en arrière »)
[14] Ibid.
[15] Ainsi que l’admettait déjà SIEYÈS, v. par ex. « Contre la ré-totale », 1791 : « une société politique, un peuple, une nation sont des termes synonymes »
- PIERRÉ-CAPS, « Le constitutionnalisme et la nation », inLe nouveau constitutionnalisme. Mélanges en l’honneur de Gérard Cognac, Éditions Economica, 2001, p. 67-86
[16] S. PIERRÉ-CAPS, « Problématique du peuple européen », Rev. UE, 2016, p. 109
[17] S. PIERRÉ-CAPS, « Le constitutionnalisme et la nation », in Le nouveau constitutionnalisme. Mélanges en l’honneur de Gérard Cognac, Éditions Economica, 2001, p. 67-86
[18] Pour de plus amples développements à ce sujet v. F. CHALTIEL, Naissance du peuple européen, op. cit.
[19] D. ROUSSEAU, « La construction constitutionnelle du peuple européen », op. cit.
[20] B. MATHIEU, Le droit contre la démocratie, LGDJ, Coll. Forum, 2017, p. 38 et « Les identités constitutionnelles au défi de l’Union européenne », Rev. UE, 2024, p. 70
[21] Ibid.
[22] M. BLANQUET, « La crise du principe d’intégration : que reste-t-il du processus créant une Union sans cesse
plus étroite ? », in H. GAUDIN (dir.) Crise de l’Union européenne. Quel régime de crise pour l’Union
européenne ?, Mare & Martin, Coll. Horizons européens, 2018, p. 31-49
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